La recharge artificielle des aquifères (Managed Aquifer Recharge, MAR) est de plus en plus discutée en Europe comme une mesure possible pour faire face à la rareté de l’eau et soutenir une gestion plus circulaire de la ressource, mais son rôle est loin d’être tranché. Des questions légitimes restent ouvertes concernant le devenir à long terme des contaminants émergents comme les PFAS et les produits pharmaceutiques, les impacts cumulatifs sur les écosystèmes dépendants des eaux souterraines, ainsi que la robustesse des dispositifs de MAR dans un contexte de profonde incertitude climatique et socio‑économique. Une évaluation neutre doit reconnaître à la fois les possibilités techniques et ces enjeux non résolus.

Le projet MARCLAIMED, avec des sites de démonstration en Espagne, au Portugal et aux Pays‑Bas, offre une base structurée pour une telle évaluation. MARCLAIMED analyse dans quelles conditions la MAR peut fonctionner sur le plan technique, quels facteurs non techniques en contraignent la mise en œuvre, et quels types d’infrastructures numériques et de gouvernance sont nécessaires pour évaluer de manière rigoureuse les options de MAR, en parallèle d’autres alternatives. Cet article résume ces enseignements et discute la manière dont les outils centrés sur la donnée fournis par EGM soutiennent des décisions fondées sur les preuves — que l’issue soit de mettre en œuvre la MAR, de la redéfinir, de la limiter ou d’y renoncer dans certains contextes spécifiques.

Le potentiel de la MAR et ses incertitudes

Dans des conditions hydrogéologiques et opérationnelles favorables, la MAR peut remplir trois fonctions. Elle peut augmenter le stockage effectif en utilisant la capacité existante des aquifères, évitant parfois l’emprise au sol et les pertes par évaporation de nouveaux réservoirs de surface. Elle peut amortir la variabilité temporelle en stockant l’eau des périodes humides ou des excédents d’eaux usées traitées pour une utilisation ultérieure en période sèche. Enfin, elle peut interagir avec d’autres mesures — comme la réutilisation des eaux usées ou la gestion du drainage agricole — au sein de systèmes d’eau plus intégrés et circulaires.

Les sites de démonstration de MARCLAIMED illustrent ces possibilités dans des contextes concrets. Dans le Baix Llobregat, près de Barcelone, des bassins d’infiltration et un puits d’injection introduisent des eaux de surface pré‑traitées et régénérées dans les aquifères côtiers pour contribuer à stabiliser les niveaux d’eau souterraine et réduire l’intrusion saline. À Comporta, au Portugal, un dispositif de traitement sol–aquifère, couplé à une station d’épuration des eaux usées, explore le potentiel d’amélioration de la qualité de l’eau au cours de son séjour souterrain. Sur l’île de Texel, aux Pays‑Bas, les eaux de drainage agricole sont stockées en profondeur au moyen d’une configuration de type Aquifer Storage, Transfer and Recovery (ASTR) afin d’augmenter la disponibilité locale en eau douce pour l’agriculture. Ces cas montrent que la MAR peut être conçue et exploitée, mais il s’agit d’expériences spécifiques, et non de modèles génériques aisément transposables.

Parallèlement, plusieurs aspects critiques restent partiellement compris. Pour les contaminants émergents, y compris les PFAS et un vaste ensemble de contaminants dits « émergents » (CECs), les filières de traitement et l’atténuation naturelle peuvent réduire les concentrations, mais le comportement à long terme et les risques d’accumulation potentielle dans des aquifères hétérogènes ne sont pas pleinement caractérisés à l’échelle de plusieurs décennies. Des données de laboratoire et de terrain à court terme existent pour certains composés, mais leur extrapolation à des systèmes réels complexes reste incertaine. De même, les impacts écologiques — sur les écosystèmes dépendants des eaux souterraines, les interactions cours d’eau–aquifère et les communautés microbiennes du sous‑sol — peuvent varier fortement d’un site à l’autre et dépendent souvent de changements subtils d’hydrologie et de chimie.

Les risques cumulatifs et de long terme sont également difficiles à isoler. La MAR interagit avec les prélèvements en cours, les changements d’usage des sols et les évolutions du climat qui modifient la recharge et les demandes en eau. Un dispositif qui apparaît bénéfique dans les conditions actuelles pourrait interagir différemment avec un régime futur caractérisé par des sécheresses plus fréquentes, des régimes de recharge altérés ou de nouvelles sources de contamination. Enfin, la robustesse en situation de « profonde incertitude » — lorsque le climat, la réglementation et les comportements futurs ne peuvent être associés à des probabilités fiables — ne peut être établie à partir d’un seul scénario déterministe. Ces incertitudes n’impliquent pas que la MAR doive être exclue, mais elles plaident pour une approche prudente, adaptative et comparative, dans laquelle la MAR est évaluée aux côtés d’autres options comme la gestion de la demande, le dessalement, les changements de règles d’allocation et de gestion des stockages, voire l’acceptation explicite de certains niveaux de rareté.

Les facteurs non techniques qui conditionnent la faisabilité

L’un des principaux constats de MARCLAIMED est que, dans de nombreux contextes européens, le déploiement de la MAR est moins limité par les technologies de recharge ou de traitement que par la réglementation, la gouvernance, l’économie et la disponibilité des données.

Sur le plan réglementaire, la MAR se situe à l’intersection de la protection des eaux souterraines, de la réutilisation des eaux, de la réglementation sur l’eau potable et des exigences de débits environnementaux. Plusieurs autorités se partagent souvent les compétences : services de santé, agences de l’eau, autorités environnementales et collectivités locales peuvent toutes être amenées à approuver les opérations de MAR, avec parfois des interprétations différentes de ce qu’est un risque acceptable, en particulier pour les contaminants émergents.

L’alignement économique et financier constitue un autre ensemble de contraintes. Les infrastructures de MAR exigent généralement des investissements initiaux importants pour les bassins ou puits de recharge, le pré‑traitement et le suivi, alors qu’une grande partie des bénéfices se manifeste en conditions exceptionnelles — par exemple lors de sécheresses sévères — plutôt qu’en années « normales ». Ce décalage temporel rend difficile la justification de la MAR dans les horizons d’investissement usuels des services d’eau. De plus, la répartition des coûts et des bénéfices est souvent inégale. Les agriculteurs peuvent bénéficier d’une sécurité d’approvisionnement tout en ayant une capacité limitée à cofinancer les investissements ; les usagers urbains peuvent être sollicités via les tarifs pour financer la MAR sans en percevoir clairement l’avantage ; les bénéfices écologiques, comme la réduction de l’intrusion saline ou l’amélioration des débits d’étiage, sont diffus et ne sont pas valorisés par les prix. Les systèmes tarifaires européens actuels, façonnés par le principe de récupération des coûts de la Directive‑cadre sur l’eau et par des contraintes d’accessibilité financière, peinent déjà à couvrir pleinement les services existants. Ajouter la MAR à des systèmes sous‑financés, sans revoir la conception des tarifs, les subventions et les contributions croisées entre secteurs, est donc problématique.

La perception sociale et l’acceptation ajoutent une dimension supplémentaire. Les travaux menés dans MARCLAIMED et des projets antérieurs montrent que la perception des risques sanitaires est centrale, en particulier pour les dispositifs de MAR utilisant des eaux usées épurées, même lorsque les normes sont respectées et que les évaluations de risques sont favorables. Ces préoccupations sont nourries par une connaissance incomplète du comportement à long terme des contaminants et par une prudence générale à l’égard de nouveaux usages des eaux traitées. La confiance semble dépendre davantage de la transparence, du suivi continu et du sentiment de contrôle par la communauté que des seules explications techniques. Différents groupes — agriculteurs, habitants urbains, organisations environnementales, industriels — partent de valeurs, de niveaux de tolérance au risque et de préférences en matière de coûts différents, si bien qu’une convergence vers une vision unique ne peut être présumée. Cela suggère que l’acceptation est un facteur structurel de la faisabilité, et non un simple enjeu de communication à traiter en fin de parcours.

Le rôle central de l’intégration des données

Une contrainte moins visible mais tout aussi importante, mise en évidence par MARCLAIMED, est la fragmentation des données. Dans un bassin typique, les données hydrogéologiques sont gérées par des autorités des eaux souterraines ou des institutions de recherche ; les stations d’épuration exploitent leurs propres systèmes de supervision (SCADA) ; les opérateurs d’eau potable disposent de registres séparés pour l’exploitation et la qualité ; les organisations agricoles suivent l’irrigation et le drainage ; les agences environnementales surveillent les débits et des indicateurs écologiques. Ces jeux de données reposent sur des formats, des référentiels spatiaux, des pas de temps et des sémantiques différents, et sont rarement intégrés.

Cette fragmentation complique toutes les étapes de l’évaluation de la MAR. Établir une situation de référence robustes — ce qui se produirait vraisemblablement en l’absence de MAR — exige des données hydrologiques et d’usages de l’eau cohérentes et accessibles entre institutions. Comparer la MAR à d’autres options, comme le dessalement ou la gestion de la demande, dans des scénarios climatiques et de demande communs, suppose de pouvoir alimenter plusieurs modèles avec des données harmonisées. La gestion adaptative, particulièrement importante compte tenu des incertitudes liées aux contaminants et aux effets de long terme, dépend d’un suivi systématique et d’un retour d’information opportun dans la prise de décision, difficile à organiser lorsque les données sont dispersées entre organisations et formats.

Une approche neutre, centrée sur les preuves, nécessite donc non seulement davantage de données, mais surtout une meilleure architecture de gestion et d’usage de ces données. Cela inclut des stratégies de suivi intégrées qui relient débits, niveaux, qualité et coûts via des standards partagés ; des interfaces d’échange de données interopérables, telles que NGSI‑LD, qui rendent sans ambiguïté la signification d’une variable donnée et les conditions de sa mesure ; des chaînes d’analyse qui connectent les dimensions hydrologiques, économiques, réglementaires et sociales ; et des règles d’accès claires, conciliant confidentialité et besoin pour les régulateurs, les communautés concernées et les chercheurs de pouvoir examiner et questionner les éléments de preuve.

Comment les plateformes de données peuvent soutenir une décision neutre

Les travaux d’EGM dans les domaines de l’eau, de l’agriculture, des territoires « intelligents » et de la gestion des risques sont centrés sur la capture, la normalisation et l’analyse des données ; cette compétence est directement pertinente pour la MAR et d’autres stratégies de gestion circulaire de l’eau. Dans ces contextes, la valeur principale de ces outils n’est pas de pousser une solution prédéfinie, mais de clarifier où se trouvent les preuves, où elles font défaut et comment les options alternatives se comparent sous différentes hypothèses.

Au stade de la collecte, une plateforme de données à l’échelle du bassin agrège des flux hétérogènes provenant de capteurs de terrain, de systèmes SCADA, de résultats de laboratoire, de données administratives et d’enquêtes. Cela inclut les niveaux et la chimie des nappes, les débits et la qualité aux stations d’épuration, les rejets en eaux de surface, les données d’énergie et de coûts, ainsi que des indicateurs de perception sociale. Des chaînes d’ingestion automatisées, avec des horodatages et des références spatiales cohérents, permettent des mises à jour quasi en temps réel sans exiger le remplacement des systèmes existants. Une validation de base et la détection d’anomalies contribuent à rendre visibles les problèmes de qualité des données, plutôt que de les laisser noyés dans le bruit de fond.

Au stade du traitement, la normalisation et l’enrichissement sémantique sont essentiels. Les unités, systèmes de coordonnées, conventions de nommage et résolutions temporelles doivent être harmonisés, et les concepts clés — tels que volume rechargé, concentration en nitrates ou coût unitaire — sont représentés dans un modèle sémantique qui précise unités, méthodes, incertitudes et provenance. C’est ici qu’NGSI‑LD et des approches similaires sont utiles, car elles permettent à différents outils et organisations d’interpréter les données de manière cohérente. Les règles de gouvernance des données peuvent être encodées à ce niveau, en distinguant les informations publiques, les informations restreintes à des utilisateurs autorisés et les données strictement confidentielles, de sorte que des analyses inter‑acteurs deviennent possibles sans divulgation incontrôlée.

Au stade de l’analyse, une telle plateforme devient l’ossature permettant de combiner modèles hydrologiques et hydrogéologiques, simulations de qualité et de transport de contaminants, outils économiques comme MARINSURE et RECOVER, ainsi que modèles sociaux ou indicateurs d’acceptation. Les décideurs peuvent explorer des scénarios du type : pour une trajectoire climatique donnée, avec un design de MAR et une filière de traitement spécifiques, et une structure tarifaire et de subventions déterminée, comment évoluent les niveaux d’eaux souterraines, les coûts et les profils de contaminants sur 20 ans, et comment ces résultats se comparent‑ils à ceux produits par d’autres mesures ? Les incertitudes sur les données d’entrée et les modèles peuvent être propagées explicitement plutôt qu’ignorées, permettant aux parties prenantes de voir non seulement des estimations centrales, mais aussi des plages de résultats plausibles.

Essentiellement, ces outils ne réduisent pas des décisions complexes à une réponse prescrite unique. Ils aident à formuler le « ça dépend » — en montrant comment les conclusions changent selon les hypothèses, et quelles incertitudes comptent le plus. Dans le contexte de contaminants émergents comme les PFAS, par exemple, ils peuvent mettre en évidence les lacunes de connaissances concernant la sorption, la dégradation ou la formation de sous‑produits dans des lithologies spécifiques, lacunes qui affectent fortement les estimations de risques. Cela peut guider les priorités de suivi et les niveaux de prudence, sans prétendre à un degré de certitude que les données ne permettent pas.

Une gouvernance pour une approche prudente et adaptative

Compte tenu du potentiel de la MAR et de ses incertitudes, des cadres de gouvernance mettant l’accent sur la prudence, l’adaptabilité et la comparaison avec d’autres options semblent appropriés. L’expérience de MARCLAIMED suggère plusieurs orientations, sans prescrire un modèle unique.

Au niveau réglementaire, les lignes directrices européennes et nationales pourraient reconnaître explicitement l’incertitude, en particulier pour les contaminants émergents et les impacts écologiques, et organiser l’autorisation de la MAR comme un processus adaptatif plutôt qu’une approbation ponctuelle. Cela inclurait des permis à durée limitée, conditionnés à un suivi et à des révisions périodiques, avec des dispositions claires pour ajuster les conditions si des effets inattendus sont détectés, et pour capitaliser les apprentissages entre sites. L’harmonisation de définitions et d’exigences clés entre réutilisation de l’eau, protection des eaux souterraines et réglementation de l’eau potable réduirait également les barrières d’interprétation.

En matière de planification, la MAR devrait être considérée comme une option parmi un portefeuille de mesures, plutôt que comme solution par défaut. Les processus de planification à l’échelle du bassin peuvent recourir à une modélisation intégrée pour comparer MAR, gestion de la demande, ressources alternatives et modifications de la politique de l’eau, sous plusieurs scénarios de climat et de demande. Ils rendent ainsi explicites les arbitrages en termes de coûts, de risques, d’impacts environnementaux et de conséquences distributives pour différents groupes d’usagers. Une telle analyse de portefeuille est davantage en phase avec la réalité, selon laquelle aucune mesure unique ne résoudra tous les problèmes dans tous les bassins.

Sur le plan institutionnel, des investissements dans des infrastructures de données partagées et dans des Communautés de Pratique peuvent soutenir un apprentissage coordonné. Les démarches de co‑création menées dans MARCLAIMED soulignent l’intérêt d’impliquer tôt les services d’eau, les régulateurs, les agriculteurs, les collectivités et les acteurs de la société civile dans la conception et l’évaluation de la MAR et d’autres options, en s’appuyant sur des visualisations accessibles et des données transparentes. Cela contribue à aligner les attentes et à construire la confiance, non pas sur des promesses, mais sur un accès partagé aux éléments de preuve et la reconnaissance explicite des incertitudes qui subsistent.

Conclusion : des preuves avant l’enthousiasme

La recharge artificielle des aquifères est un outil parmi d’autres dans la réponse européenne à la rareté et à la variabilité de la ressource en eau. Elle a démontré des capacités techniques dans certains contextes, mais comporte aussi des incertitudes scientifiques et de gouvernance importantes, notamment sur le comportement à long terme des contaminants, les interactions écologiques et la robustesse en contexte de profonde incertitude. Une position neutre ne promeut ni ne rejette la MAR de manière abstraite ; elle exige que les décisions soient fondées sur les meilleures connaissances disponibles, que les incertitudes restantes soient rendues explicites, et que la MAR soit évaluée de manière équitable en comparaison d’autres mesures.

Les plateformes numériques comme celles développées par EGM ne peuvent pas, à elles seules, lever ces incertitudes, mais elles peuvent les rendre visibles et gérables : en intégrant des données fragmentées, en soutenant des analyses transparentes multi‑modèles et en permettant aux parties prenantes d’interroger les hypothèses et les résultats. Qu’un bassin choisisse finalement de mettre en place la MAR, de la redéfinir, de la restreindre à certains usages ou de ne pas la poursuivre du tout, des décisions fondées sur des preuves partagées et bien documentées ont plus de chances d’être légitimes, techniquement robustes et adaptables à mesure que de nouvelles connaissances émergent.